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Tout près de là, les deux amants s’observaient non avec les yeux, mais avec les narines et les oreilles, et ils distillaient, dans le clavier de leurs dents, un roucoulement aigu comme le souffle du kamsin sur les rameaux de fer des euphorbes et des nopals. Les deux monstres arrivaient par degrés au paroxysme de la rage amoureuse ; ils aplatissaient leurs oreilles, aiguisaient leurs griffes, tordaient leurs queues d’acier flexible, et faisaient jaillir des étincelles de leurs poils et de leurs yeux. Ce prélude fut long. La jeune amante se pavanait dans une tranquillité stoïque, affectant de ne prendre aucun intérêt à cette scène, comme si elle eût été seule de sa race au désert. Par intervalles, elle se mirait dans les eaux calmes de la rivière, et semblait toute joyeuse de sa grâce et de sa beauté.

Un mugissement, qui semblait jaillir de la poitrine d’un géant écrasé sous une roche, retentit dans la solitude. L’un des tigres avait décrit dans l’air une ellipse immense, et tombait sur le col de son rival. Les deux ennemis fauves se dressèrent de toute leur taille, et s’enlacèrent, debout, corps à corps, comme deux lutteurs, muffles contre muffles, dents contre dents, avec des contorsions furieuses et des râles aigus qui déchiraient l’air, comme les grincements de lames de cuivre. Des chasseurs vulgaires auraient ajusté leurs carabines sur ce groupe monstrueux. Nous jugeâmes, nous, qu’il était plus noble de respecter les puissantes haines de ces magnifiques amours. L’agresseur était le plus fort, selon l’usage ; il terrassa violemment son ennemi, l’écrasa sous son ventre, le laboura sous ses griffes, et ouvrant sa gueule dans toute sa profondeur dentelée, il l’étrangla sur l’herbe, avec un dernier cri exprimant la joie sauvage du vainqueur.

La femelle, toujours à la même place, léchait sa patte droite, et lorsqu’elle avait distillé assez d’écume sur le velours de la griffe, elle lustrait son muffle, ses tempes et ses oreilles avec une coquetterie charmante et une imperturbable sérénité.