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épargnée ! Comme elle rirait de mon honorable candeur !… Elle ne rira pas !

Cher Edgard ! en vous écrivant ces lignes désolées, j’ai perdu le sang-froid que je m’étais imposé en commençant mon récit. Je sens que je suis brûlé dans mes veines par ce démon intérieur qui a un nom de femme, dans la langue de l’amour. La jalousie gonfle mes lèvres d’une sueur de bitume, cercle mon front d’un réseau de fer, et donne à mes mains cette convulsion fatale qui cherche une vie au bout d’un poignard ! Je sens que j’ai laissé dans mes voyages les mœurs tolérantes de votre civilisation de velours. Je sens que la rudesse des peuples lointains a passé sur ma chair, que j’ai couru entre les aspérités des écueils et les muffles des bêtes fauves. Je sens que ma jalousie est toute pleine des ouragans et des flammes de l’équateur.

Où l’avez-vous apprise, la jalousie, vous autres pâles jeunes gens des gynécées de satin ? L’acteur qui hurle et agite un poignard de carton entre deux coulisses a été votre professeur de jalousie, n’est-ce pas ?

J’ai étudié le monstre sous d’autres maîtres, moi. Les tigres m’ont enseigné leur art.

Cher Edgard, nous avons été surpris un soir par la nuit dans les ruines du fort qui défendait autrefois l’embouchure de la rivière Caveri, au Bengale ; une nuit sombre, éclairée par une seule étoile, comme la lampe du souterrain d’Éléphanta. Cette lueur était suffisante pour éclairer le formidable duel engagé devant nous sur le glacis du fort en ruines.

C’était la saison des amours… Comme ces mots sont doux à prononcer !

Un monstre fauve, zébré de noir, appartenant au beau sexe de sa noble race, se désaltérait avec un calme superbe dans la rivière Caveri. La soif étanchée, il allongea deux pattes en avant du poitrail, raccourcit les autres en croupe de sphynx, et se fit caresser voluptueusement les tempes par de larges et rudes feuilles épanouies au bord de l’eau.