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Taverneau, inquiète, guettait mon retour ; elle ne me donne pas le temps de réfléchir : elle m’emmène, et je reviens ici. Vous croyez peut-être que dans ce séjour champêtre, à l’ombre des saules argentés, au bord des ondes limpides, je vais trouver un peu de tranquillité ? Pas du tout ; un nouveau danger me menace. J’échappe à un prince en fureur pour tomber dans les piéges d’un poète en délire. À mon départ, j’avais laissé M. de Meilhan gracieux, galant, mais raisonnable ; je reviens, et je le retrouve enflammé, passionné, fou. Il faut croire que je suis bien aimable dans l’absence : l’éloignement m’est favorable.

Cette passion, que je suis très-décidée à ne pas mériter, m’ennuie beaucoup ; elle me fait une peur horrible, qui ne ressemble en rien à ce charmant effroi que j’ai rêvé. Le jeune poète a pris au sérieux les coquetteries que je lui ai faites pour savoir ce que lui disait de moi son ami ; il s’est persuadé à lui-même que je l’adore, et je ne peux pas lui ôter cette sotte idée. J’ai beau prendre avec lui des airs farouches de Minerve en courroux, des airs majestueux de reine d’Angleterre ouvrant le parlement, des airs sévères, prudes, pincés, de maîtresse de pension en promenade, je ne parviens qu’à l’enivrer d’espérances. Si tout cela était de l’amour, cela pourrait être séduisant et dangereux, mais c’est du magnétisme ; vous riez, cela n’est pas autre chose ; il procède par fascination ; il me jette des regards mal intentionnés, auxquels il commande d’être brûlants… et qui ne sont qu’insupportables. Je finirai par lui dire très-sincèrement qu’en fait de magnétisme, je ne suis plus libre… j’en aime un autre, comme on dit dans les vaudevilles ; et s’il demande quel est cet autre, je lui répondrai en riant : C’est le fameux disciple de Mesmer, M. le docteur Dupotet.

Avec ce jeu-là, j’ai failli me tuer hier. Alarmée d’un tête-à-tête assez embarrassant au milieu des ruines d’un vieux château que nous étions allés visiter tous ensemble, je suis montée sur la fenêtre basse d’une des tours pour