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de ces jolis cœurs de bonne famille qui se traînent courbés, écrasés sous le poids de leur nom formidable, ces petits seigneurs de comédie qui n’ont de leur haute position que la morgue et la vanité, qui ne savent rien faire, ni agir, ni travailler, ni souffrir ; ces paladins déchus qui n’ont jamais guerroyé qu’avec des sergents de ville, et qui n’ont encore pu rendre leurs noms célèbres que dans les bastringues de la barrière et dans les tabagies du boulevard.

C’est pourtant bien beau de sentir bouillonner dans ses veines un sang glorieux, de s’enivrer d’orgueil dès l’enfance, en étudiant l’histoire de son pays, en voyant ses camarades de collége forcés d’apprendre par cœur, comme un devoir, le récit brillant des hauts faits d’un de vos aïeux !… d’entrer dans la vie par un chemin facile, frayé d’avance pour vous, et d’attirer sur soi naturellement, favorablement, les regards et la lumière ! jeune, de se montrer déjà armé de souvenirs respectables, paré de généreuses promesses ; d’avoir de nobles engagements à remplir, de nobles espérances à réaliser ; d’avoir dans le passé des protecteurs puissants, des modèles inspirateurs que l’on peut invoquer dans les jours de crise, comme des patrons exceptionnels, comme des saints particuliers à vous et à votre famille ; d’avoir sa conduite toute tracée par des maîtres dont on est fier ; de n’avoir rien à imaginer, rien à édifier, de n’avoir qu’à continuer dignement l’œuvre grandement commencée ; de n’avoir qu’à conserver la tradition, qu’à suivre la vieille routine… Cela est beau pourtant quand la tradition est celle de l’honneur, quand la routine est celle de la gloire.

Mais qui peut comprendre ces sentiments-là aujourd’hui ? Qui ose maintenant prononcer sans rire, sans ironie et sans musique, ces nobles mots ? Quelques derniers croyants, désolés comme nous, qui protestent encore énergiquement, mais en vain, contre ces dégradations. Les uns s’en vont en Algérie constater leur bravoure héréditaire, et mériter dix fois la croix qu’on n’ose pas leur don-