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tôt ; moi, je ne suis pas du tout pressée de partir. J’ai envoyé chercher mes lettres à l’hôtel de Langeac, et je les attends. Je voudrais au moins les parcourir avant d’aller au spectacle.

Je viens d’apercevoir dans le corridor les deux femmes que madame Taverneau emmène avec elle et moi dans sa loge. J’ai avisé un certain chapeau couleur capucine orné de rubans verts, qui est assez horrible. Ah ! ma chère ! en voici un autre… celui-là est intolérable ; il est lie de vin et il est orné d’une plume bleue !… Et quelle figure a cette femme ! Elle tient à la main quelque chose qui brille… c’est une gibecière en perles d’acier. Cette femme emporte ça au spectacle !… Que vois-je ? elle y met des oranges !… Je suis perdue ; jamais je n’irai au spectacle en compagnie de cette gibecière et de ces atroces chapeaux.

Eh ! pourquoi pas ? Je me cacherai tout au fond de la loge ; on ne pourra me voir ; c’est aujourd’hui mon dernier jour de mystère, il faut bien en profiter un peu pour regarder encore une fois le monde du point de vue de la médiocrité. Qui sait ? Je m’amuserai peut-être plus ce soir dans cette loge inélégante s’il en fût jamais, que je ne me suis amusée tout l’hiver à l’Opéra et au Théâtre-Italien dans notre loge pompeuse ! Et, d’ailleurs, qui oserait me reconnaître derrière ces chapeaux-là, Roger lui-même n’oserait pas m’y chercher.

Les lettres n’arrivent point, madame Taverneau s’impatiente, il faut partir ; j’ai bien envie de rester, mais elle voudra rester avec moi. Adieu. Quatre femmes dans une loge ! C’est un crime de lèze-fashionabilité ! Que dirait ma cousine si elle me voyait ? Je vous écrirai bientôt la suite de mon roman. Je ferai toutes vos commissions demain dans la matinée.

Irène de Châteaudun.