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premiers gémissements de ma victime. J’aurais fait un tyran médiocre, et si toutes les reines soupçonneuses, les impératrices jalouses, les Élisabeth, les Catherine, les Christine, avaient eu la même cruauté, nous aurions été privés de bien des tragédies estimables.

Vous pouvez vous vanter aussi d’avoir singulièrement adouci la rigueur de mes décrets. C’est pour vous complaire, ingrate, que j’ai changé si vite tous mes plans d’observation, toutes mes combinaisons d’épreuves. Vous prétendez qu’il est indigne de moi d’espionner Roger, de me cacher à Paris quand il y reste pour moi ; vous me dites assez sévèrement que tout cela sent l’intrigue, et qu’il faut terminer au plus vite ce jeu ridicule, qui pourrait finir par être dangereux… Je me résigne ; je renonce à éprouver mon futur mari : soit ! Mais si j’ai à souffrir par la suite de quelques bons défauts bien insupportables, de quelques travers odieux qu’une intelligente indiscrétion, qu’un hasard sauveur auraient pu me révéler d’avance, vous me permettrez, n’est-ce pas, d’aller tous les matins m’en plaindre à vous, et de vous répéter souvent, très-souvent, à travers mes larmes : Valentine, ce que je sais trop tard, j’aurais pu le savoir à temps ; Valentine, je suis malheureuse ! consolez-moi, consolez-moi.

Sans doute, pour une jeune fille élevée comme vous dans l’opulence, sous l’aile de sa mère, cette conduite mystérieuse serait coupable, révoltante, mais songez donc qu’elle est pour moi la suite naturelle de la douloureuse existence que j’ai menée pendant trois ans ; ce déguisement que je reprends par fantaisie, je l’avais pris par dignité ; et j’ai bien le droit de l’emprunter encore quelques heures à la misère pour me préserver de chagrins nouveaux. N’est-il pas tout simple que je veuille profiter d’une expérience si tristement acquise, n’est-il pas juste que je demande aux souvenirs, aux débris d’une existence si amèrement pénible