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répandue comme des miasmes. Elle est partout : on entend son gémissement, la nuit, quand on ne dort pas. Oui, c’est dans l’air lourd un murmure, un grondement sourd d’entrailles affamées, d’âmes en révolte, qui forme la basse oppressante de l’horrible silence… partout, dans tous les yeux, dans toutes les faces, dans chaque passant croisé, dans toutes les rues muettes, la douleur est là, comme un fleuve montant qui m’inonde, qui laisse sur moi ses traces de sueur et de larmes… Car tu ne sais pas, toi, ce que nos ennemis ont fait. Ils ont brûlé nos maisons et ruiné nos familles, ils nous ont pris nos hommes, ils ont torturé nos fils, ils ont fusillé nos femmes. Et puis, ils nous ont pris nos vivres et notre pain, notre lumière et notre charbon ; ils nous ont pris nos droits, ils nous ont pris notre langue. Ils nous ont tout pris, même nos cris.

Et mon cœur était trop malade, vois-tu, trop pauvre, il saignait trop de toi pour pouvoir porter et partager ces douleurs. Il étouffe. Il en meurt.

Me comprends-tu ? Je n’ai pu l’empêcher… La grande tristesse de la Belgique est montée à mon visage, André…

Alors, voilà, je viens te dire. J’ai trop pleuré ; j’ai eu trop de peine. Tu ne m’aimerais plus…

Je n’étais qu’un petit être de joie dont le grand