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de chair et de sang frais. Toi, tu lui souriais, tu applaudissais à son effort d’être toujours plus jeune, plus vive, plus belle ; tu prenais entre tes mains cette tête exténuée de te plaire, tu baisais en triangle pressé ces yeux et cette bouche suppliantes, et tu leur disais : bravo !

Alors, tu es parti te battre. Quelle fête ! Saigner ces bandits-là, chasser un gibier neuf : c’était pour toi un sport nouveau, grisant de violence et de danger ! Tu avais, je l’ai si bien senti, les mêmes yeux qu’au temps où tu commençais de m’aimer. Tu l’as désirée comme une autre femme, la guerre !

Tu te rappelles, notre adieu ? Tu es venu chez nous ; c’était le soir, la veille du premier départ de volontaires. Tout le jour, je t’avais attendu, tremblant de froid dans l’ombre brûlante de mon salon. Le soir me tombait sur le cœur, un soir fermé et chaud comme une agonie. Il y avait du monde chez nous, comme toujours ; Patrice dorlotait une goutte élégante de chaise-longue ; il tenait assemblée de femmes, des femmes très affairées, qui bavardaient haut de patriotisme et d’ambulances. C’était, dans ce cadre magnifique de vieux patricien surraffiné, un envol de mots creux, de parfums, d’artificialité frivole et froide. Et durant ce temps, la Belgique s’arc-boutait,