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ange qu’il a vénérée d’un culte d’idole ; là, c’est sa main chaste ; là c’est son doux regard fuyant, c’est son murmure roucoulé, et là, là, ce grand garçon qu’occupe la nuque rousse de sa voisine, c’est son mari peut-être, un mari absorbé, distrait et complice… Car il monte de ces fantômes attifés une odeur de galanterie, de frénésie hypocrite, de vice élégant, toléré, fêté. On sourit, on détourne des yeux discrets. Oui, elle rit, il rit, tout le monde rit, c’est un rire léger, gracieux, facile, épouvantable… un rire qui monte, qui les entraîne, qui les jette, enlacés, dans un tango fantastique, une ronde équivoque de fantômes grisés. Et Nine danse, danse, avance, recule, à petits pas mièvres et irritants, et ploie, et se renverse, et ses gazes, les gazes du portrait, l’épousent comme un tanagra moderne.

— Nine, ma petite sainte Nine…

Francis Watts a dans la gorge comme la révolte d’un naufragé.

Elle danse, la bayadère, elle lui sourit, elle le regarde de ses yeux d’ombre, dressée devant lui comme une déesse païenne du luxe et du plaisir…

— Où est-il donc ? On n’y voit rien !

Dans la lumière jaillie brusquement, aveuglante, l’ombre a pris corps, tout à coup. De ces diaphanes vapeurs, des chairs sont nées, réelles, épanouies