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piano, confiant et supérieur. Et alors Madeleine me chantait. Nous lisions les poètes et les sons. Nous causions de la vie et de l’âme, du devoir et de l’amour. Nous apprenions ensemble. Elle croit que je lui apprenais des choses, mais je sais bien que c’est elle qui m’a tout appris, à moi qui ne savais rien… elle m’a appris à aimer. Et nous nous taisions ensemble. Mais nous ne nous touchions pas. Elle l’a voulu ainsi. Vous comprenez ? Alors nous avons eu quelque chose d’hybride et de beau, de très douloureux mais de très tendre et de très confiant… d’affreusement parfait et de divinement imparfait… J’ai cherché cela pour lui plaire, cette dématérialisation de moi-même. Et j’y étais parvenu. Je l’aimais comme elle le voulait. Oui, j’en étais arrivé à m’enivrer suffisamment pour oublier… Je vivais d’une vie d’âme, comme en rêve on agit fiévreusement sans mouvoir son corps endormi. J’étais anesthésié. Je ne me plaignais pas… J’acceptais… J’acceptais…

La vieille dame, très bonne et très curieuse. — Et maintenant ?

François. — Maintenant ? (Il retourne à la fenêtre, parle le dos tourné à la chambre.) Maintenant Pierre a été tué, dans une contre-attaque, il y a dix-huit mois.