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Il y a une femme devant moi, toute jeune, qui me regarde avec persistance. Elle a des yeux tristes et doux. Et il me semble qu’elle a pitié de cette voisine effacée, qui parle humblement, comme une pauvresse devant une grille fermée, de cette douleur qu’il ne lui est pas permis de ressentir.

Colette parle encore. Elle raconte la fin de Jean, si soudaine, si calme, si douce : une balle en pleine poitrine, la mort instantanée… La voix de Colette sombre dans les larmes, des larmes très sincères, très désolées, sans amertume ; pitoyablement, on a préservé de la vérité la sensibilité de la veuve. Mais elle n’a pas pu recueillir le dernier cri de Jean. Elle n’a pas son cri adoré dans le cœur. La mort de Jean lui a menti. C’est vers moi qu’il a crié. C’est à moi qu’il appartient, mort.

Je me lève. Je dis les derniers mots de convention, je serre les mains. Colette n’oublie pas de sonner pour qu’on me reconduise. En passant, la chambre toute entière m’envoie son grand adieu solennel. Les peintures, les sombres tapis, la table de travail sereine, les chandeliers, l’encrier et la plume, et le fauteuil approché pour écrire. Et les beaux livres. Et un portrait d’homme, en fraise, sérieux.

C’est fini.