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Puis Colette m’oublia car la saison d’hiver recommençait, et elle s’était, dans l’intervalle, prise d’amitié pour une nouvelle amie, la belle Madame de Terse, identifiant un monde de demi-noblesse que Colette commençait de regarder d’un œil admiratif.

Je refoulai rudement ma volonté, écrasant mieux mon cœur, l’étouffant sans l’écouter, terrifiée de le sentir encore qui remuait. Le soir, le matin, la nuit, en mangeant, en causant, en dormant, je me disais : j’ai oublié, c’est fini, j’ai oublié ! Et un jour que je me répétais la phrase narcotique, une secousse électrique m’ébranla de la tête aux pieds : une secousse en zigzag qui me laissa tremblante, avec le portrait de Jean cloué en plein cœur, en pleine chair saignante.

— Jean, mon Jean, tes yeux, tes mains pâles… Je m’effondrais, perdue déjà, rendue d’avance, sans forces après ce long effort.

— Et ta souffrance, mon Jean… Et ton oubli… L’oubli de Jean ! Jamais je n’y avais pensé. Il m’arracha un cri. Et aussitôt l’idée, obscure, se forma. Elle grandit, s’éclaircit, me remplit de calme et de volonté.

— J’irai.

Il n’y avait plus ni femme, ni enfant, ni défense, ni pudeur, ni scrupules. J’étais une bête au galop