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Je m’en allais, légère, les yeux clairs, comme mon cœur fourbe qui mentait.

Ne pas le perdre ! Savoir que l’aveu fait, partagé, le commandement formel était là, implacable : fuir Jean, quitter Jean. Et je ne voulais pas, mon Dieu, et je me faisais petite, et chaste, et merveilleusement obéissante, assidue aux offices, pour être pure, acquittée… et garder Jean…

La vie reprenait, semblable, mais lourde de secrets, merveilleuse de voluptés complices. L’innocent et charmant passé semblait, près de notre soleil extasiant, un reflet d’hiver, pâle et stérile. Nous nous gardions farouchement de briser la réserve hypocrite qui nous permettait de continuer à nous voir ; mais nous nous payions d’éclatantes revanches quand, séparés par l’espace d’un salon ou l’anonymat d’une salle de théâtre, Jean et moi nous nous prenions du baiser profond des yeux, libres de scrupules, frémissants, anéantis de joie.

Ô jours perfides, jours brûlants, jours d’enchantements éphémères…

Notre beau ciel, subitement, se brouilla. Notre présence nous devint une souffrance. Nous nous parlions avec des rires de haine. Jean était irritable, méchant ; toute la maison souffrait ; Colette avait des crises de larmes, rudoyée et stupéfaite.