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quand une silhouette de femme l’arrêtait un instant. Son corps fin, plus grand qu’il ne paraissait, aux minces pieds croisés, reposait contre le montant, impertinent de civilisation et de raffinement conscient… Un visage finement taillé, un peu dur, rasé à l’anglaise, des cheveux châtains et un regard mobile très clair, que je rencontrai tout-à-coup… Le portrait est si réel, si palpitant de chair et de vie que, sur ma pelouse paisible, séparée de lui par treize années toutes pleines seulement de son image, encombrées de ses souvenirs, je sens à nouveau le choc physique léger de la rencontre de ses yeux, qui cessent un instant de sourire pour avancer dans les miens, et se retirent aussitôt.

Une présentation fugitive. Et brusquement, pendant la liberté échevelée du cotillon, il traverse en angle le parquet luisant, s’assied à mon côté sur la banquette délaissée.

— Qu’est-ce qui vous rend si joyeuse ?

J’ai regardé le clair sourire de ses yeux directs, et ai répondu, aussi précise et aussi abrupte :

— La circulation de mon sang, le jeu de mes muscles, et la sensation de ma beauté.

Il rit, approuve de la tête, puis réfléchit un instant.

— Oui, c’est bien ainsi.