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revient à moi, s’assied, me dit quelques mots insignifiants, et j’y réponds, naturelle. Nous parlons de Denis son fils, de sa femme, enrôlée dans une ambulance très gratin, dit Jean en riant ; de dispositions prises ou à prendre. Ma femme de chambre sert des sirops glacés qu’il boit avec le petit air de gourmandise qu’il sait toujours me faire sourire ; puis, légèrement, il me parle de moi, de mes occupations, de mes pauvres ; et, durant ce temps, lentement, ses yeux clairs soulignés de rides fines et dures, se reposent sur les choses, sur le cadre de notre vie, de notre pauvre vie incomplète. Et je lui réponds, et je bois l’eau glacée, vite, pour ranimer mon cœur qui agonise.

— Adieu, mon amie.

Il prend mes mains, m’attire à lui d’un élan brusque et me relâche aussitôt.

— À bientôt, Jeanne. Soyons bons soldats.

Je réponds, riante, le front haut :

— Vive le Roi !

Et, tandis qu’il sort, je reste debout, et je lui donne en adieu la vue de mon visage illuminé, dans sa beauté, dans sa jeunesse retrouvées, d’un effort fou de volonté. Et puis, le choc sourd de la porte refermée, le grincement de la petite grille, la résonnance décroissante des pas dans la rue tranquille du faubourg ; et puis, le silence…