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Je n’ai que toi. Et tu es parti.

Je t’ai attendu toute ma vie. C’est pour toi que je n’ai pas eu de petits enfants, de mari. C’est pour toi que j’ai dit non à tous les hommes, que je suis restée seule, à vieillir ; parceque je t’aimais. Toi, tu avais une femme, un enfant, un foyer. Moi, j’avais le souvenir de ta voix, l’attente de ta voix ; la pensée de ton sourire posé un moment dans mes yeux ; le désir assoiffé, éternel, de ta silhouette fine, barrant mon seuil à l’entrée, et la crainte horrible, trouble-fête, de cette porte refermée sur ton départ. J’ai vécu de ces bribes de toi. Je vivais de t’attendre. Je ne pleurais pas. Je n’ai jamais détesté la femme que tu t’es choisie. L’amour de toi était trop grand, trop beau, pour que je le gâte en regrets. Je n’ai pas pu coucher mon corps dans tes bras, mais j’ai pu appuyer mon âme à la tienne, et je m’en allais, doucement soutenue par elle, jamais solitaire, m’étant donnée.

Les gens, parfois, ont regardé de travers ma vie de femme seule. Ils ont fureté, cherché l’amant, l’alcôve, le ragot. Ils ont jaugé ma beauté, mon indépendance, et, te trouvant chez moi, ont souri de suite, satisfaits : puis, l’évidente honnêteté de nos rapports, le calme grand jour de ma vie les ont éconduits. Non, pas de secrets, pas d’escapades, rien de trouble… rien à glaner : terne et