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Une peine si aiguë, si honteuse, me prend que soudain j’étends la main, je l’ouvre toute large, je protège ce portrait, je protège mes pensées, mes souvenirs, je protège le mort…

Il tressaille violemment ; en lui, l’être instinctif proteste contre cette solidarité. Puis la part pensante vient à la rescousse. Il dit :

— Vous avez raison.

Et puis, gravement :

— Pardon.

Il me regarde doucement, et lui aussi pose une main calmée sur l’image, comme s’il voulait sceller cette mémoire d’une croix de pardon, le signe des cimetières, du repos, de l’oubli…

Je le remercie de ne pas chercher à savoir, de laisser mystérieuse, respectée, cette part de moi-même, de lui permettre de demeurer toujours absente, amputée du reste de ce que j’offre de moi.

Et moi non plus, je ne poserai pas de questions, je ne m’efforcerai pas de pousser la porte close du passé, d’y chercher d’autres noms, d’autres traits, d’autres femmes… Entre nous, il n’y aura ni critiques, ni amoindrissants reproches engendrant les réciproques amertumes… Nous existons, nous sommes réunis : rien d’autre ne compte, n’est réel…