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La raiſon luit enfin, quoique tardive à naître.
Surpris, il ſe réveille, & chargé de revers,
Il ſe voit ; ſans appui dans un monde pervers,
Forcé de haïr l’homme, ayant de le connaître.
                                    
Saison de l’ignorance, ô printemps de mes jours !
Faut-il que tourmenté par un inſtinct perfide,
J’aye, à force de ſoins, précipité ton cours,
Trop lent pour mes deſirs, mais déjà ſi rapide !
Ou faut-il qu’aujourd’hui ſans gloire & malheureux,
Juſqu’à te déſirer, je rabaiſſe mes vœux :
Pareil à cet aiglon qui de ſon nid tranquille,
Voyant près du ſoleil ſon père tranſporté,
Nager avec orgueil dans des flots de clarté,
S’élève, bat les airs de ſon aile indocile,
Retombe, & ne pouvant le ſuivre que des yeux,
En accuſe son nid, & d’un bec furieux,
Le diſperſe briſé, mais en vain le regrette,
Quand égaré dans l’ombre, il erre ſans retraite.
                                    
Mais on admire, on aime, on ſoutient les talens ;
C’eſt en vain qu’on voudroit repouſſer leurs élans :
Sur ſes pâles rivaux renverſant la barrière,
Le Génie à grands pas marche dans la carrière.
                                     
C’est vous qui l’aſſurez : & moi que les deſtins
Ont toujours promené ſur la ſcène du monde,
Je dis :(& ma jeuneſſe en naufrages féconde,
Étudia long-tems les perfides humains,
Apprit où s’arrêtoient les forces du génie : )
« Le talent rampe & meurt, s’il n’a des ailes d’or,
» Ou vendant ſes vertus rare & noble tréſor,
» Lève un front couronné de gloire & d’infamie. »