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Dévoroit des talens le trône révéré,
Et dans tous les objets dont je marche entouré,
Ma gloire en traits de feux déjà me ſemble écrite.
                                           
Prestiges que bien-tôt je vis s’évanouir !
Doux eſpoir de l’honneur ! trop ſublime délire !
Ah, revenez encor, revenez me ſéduire,
Pour les infortunés eſpérer, c’eſt jouir.
Je n’ai donc en travaux épuiſé mon enfance,
Que pour m’environner d’une affreuſe clarté
Qui me montrât l’abîme où je meurs arrêté.
Ne valoit-il pas mieux garder mon ignorance !
                                           
Trop heureux Philemon, s’il connoît ſon bonheur !
Fidèle au rang obſcur qu’il reçut de ſes pères,
Long-tems de ſa jeuneſſe il voit briller la fleur ;
Et cultivant en paix ſes champs héréditaires,
Ne craint pas que toujours ſes efforts abuſés
Laiſſent tomber ſon corps, privé de nourriture :
La terre au jour marqué lui rend avec uſure,
Les tréſors qu’en ſes flancs il avoit dépoſés.
Il n’a point, il eſt vrai, vu nos cités immondes,
D’où le Grand étonné de ſes vaſtes beſoins,
De leurs productions épuiſent les deux Mondes.
Nos Sciences, nos Arts, étrangers à ſes ſoins,
Ne l’ont point dépouillé de ses mœurs ingénues.
Roulez en char brillant votre heureux déshonneur,
Jamais de Philemon vous ne ſerez connues,
Beautés, dont on nourrit les vices ſans horreur :
Tandis que les talens, amis de l’innocence,
Méconnus, repouſſés dans leur premier eſſor,
Tombent découragés, & meurent d’indigence
Sous l’ombre d’un laurier qu’on leur diſpute encor.