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Ainsi je m’abuſois. Sans guide, ſans ſecours,
J’abandonne, inſenſé, mon paiſible village
Et les champs où mon père avoit fini ſes jours.
Cieux, tonnez contre moi, vents, armez votre rage,
Que vide d’alimens mon vaiſſeau mutilé
Vole au port ſur la foi d’une étoile incertaine
Et par vous loin du port ſoit toujours exilé !
Mon aſyle est par-tout où l’orage m’entraîne,
Qu’importe que les flots s’abyment ſous mes piés ;
Que la mort en grondant s’étende ſur ma tête ;
Sa préſence m’entoure ; & loin d’être effrayés,
Mes yeux avec plaiſir regardent la tempête ;
Du ſommet de la poupe, armé de mon pinceau,
Tranquile, en l’admirant j’en trace le tableau.
                                           
Je n’avois point alors eſſuyé de naufrage,
Mon génie abuſé croyoit à la vertu ;
Et contre les deſtins raſſemblant ſon courage,
Se nourriſſoit des maux qui l’avoient combattu.
« Mon ſort eſt d’être grand, il faut qu’il s’accompliſſe ;
» Oui, j’en crois mon orgueil, tout, juſqu’à mes revers,
» Qui de ceux dont la voix éclaira l’Univers,
» N’a point de la fortune éprouvé l’injuſtice ?
» Un Dieu, ſans doute un Dieu m’a forgé ces malheurs
» Comme des inſtrumens qui peuvent à ma vue
» Ouvrir du cœur humain les ſombres profondeurs,
» Source de vérités, au vulgaire inconnue,
» Rentrez dans le néant, préſomptueux rivaux ;
» Ainſi que le ſoleil dans ſa lumière immenſe,
» Cache ces aſtres vains, levés en ſon abſence,
» Je vais vous effacer par mes nobles travaux. »
Mon ame, (quel orgueil, grand Dieu ! l’avoit ſéduite),