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truchement d’état de rêves profonds de plus en plus semblables à elle.

Puissent ces considérations rapides et incomplètes amener dans quelques esprits cette conclusion : Pour un certain nombre d’individus les drogues sont des nécessités inéluctables. Certains êtres ne peuvent survivre qu’en se détruisant eux-mêmes. Jamais les lois ne pourront rien là-contre. Enlevez-leur l’alcool, ils boiront du pétrole ; l’éther, ils s’asphyxieront de benzène ou de tétrachlorure tue-mouche ; leurs couteaux à mutiler, ils se feront de leurs regards des lames.

Muselés en vain par vos lois sociales, dorment parmi vous des énergies destructrices à faire sauter le monde. À leurs regards allumeurs d’incendies, je reconnais dans les chantiers déserts : Attila, Gengis-Khan, Tamerlan. L’ivresse de l’alcool est pour les ouvriers la plus noble protestation contre la vie sordide qui leur est faite. Dans l’attente de la mort, enfin, de la pensée d’Occident, dans l’attente du cataclysme futur, auréolé de révolutions, moi, Morphée, je taille les hordes à venir par ma rude hygiène. En attendant l’heure, c’est sur eux-mêmes que je les contrains d’exercer leur force de détruire. Et les mutilations volontaires, les empoisonnements terribles des alcools qui roulent l’être pantelant aux rivages de la mort, les coups de tête dans les murs, toutes les souffrances à soi-même infligées sont les seuls critériums qui m’assurent des hommes assez physiquement désespérés, assez morts à leur propre individu pour montrer sur leur visage le sarcasme impassible du désintérêt devant la vie, gage unique de tous les actes surhumains. »

Et tandis que, frénétique, Morphée-le-Vampire disparaissait en se dévorant lui-même, ses fidèles criaient :

« Fais-nous des durs et mords à mort ! »


Roger Gilbert-Lecomte.