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— J’ai souffert.

— Mon pauvre enfant ! Sans doute ton lit n’était pas fait tous les soirs, ni pour tous tes repas la table mise ?

— Je mangeais ce que je trouvais et souvent ce n’était que fruits verts ou gâtés dont ma faim faisait nourriture.

— N’as-tu souffert du moins que de la faim ?

— Le soleil du milieu du jour, le vent froid du cœur de la nuit, le sable chancelant du désert, les broussailles où mes pieds s’ensanglantaient, rien de tout cela ne m’arrêta, mais — je ne l’ai pas dit à mon frère — j’ai dû servir…

— Pourquoi l’avoir caché ?

— De mauvais maîtres qui malmenaient mon corps, exaspéraient mon orgueil, et me donnaient à peine de quoi manger. C’est alors que j’ai pensé : Ah ! servir pour servir !… En rêve j’ai revu la maison ; je suis rentré.

Le fils prodigue baisse à nouveau le front que tendrement sa mère caresse.

— Qu’est-ce que tu vas faire à présent ?

— Je vous l’ai dit : m’occuper de ressembler à mon grand frère ; régir nos biens ; comme lui prendre femme…

— Sans doute tu penses à quelqu’un, en disant cela.

— Oh ! n’importe laquelle sera la préférée, du moment que vous l’aurez choisie. Faites comme vous avez fait pour mon frère.

— J’eusse voulu la choisir selon ton cœur.

— Qu’importe ! mon cœur avait choisi. Je résigne