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voici de retour. Dis-moi, maintenant qu’est-ce qui te poussait à partir ?

— Je sentais trop que la Maison n’est pas tout l’univers. Moi-même je ne suis pas tout entier dans celui que vous vouliez que je fusse. J’imaginais malgré moi d’autres cultures, d’autres terres, et des routes pour y courir, des routes non tracées ; j’imaginais en moi l’être neuf que je sentais s’y élancer. Je m’évadai.

— Songe à ce qui serait advenu si j’avais comme toi délaissé la Maison du Père. Les serviteurs et les bandits auraient pillé tout notre bien.

— Peu m’importait alors, puisque j’entrevoyais d’autres biens…

— Que s’exagérait ton orgueil. Mon frère, l’indiscipline a été. De quel chaos l’homme est sorti, tu l’apprendras si tu ne le sais pas encore. Il en est mal sorti ; de tout son poids naïf il y retombe dès que l’Esprit ne le soulève plus au-dessus. Ne l’apprends pas à tes dépens : les éléments bien ordonnés qui te composent n’attendent qu’un acquiescement, qu’un affaiblissement de ta part pour retourner à l’anarchie… Mais ce que tu ne sauras jamais, c’est la longueur de temps qu’il a fallu à l’homme pour élaborer l’homme. À présent que le modèle est obtenu, tenons-nous-y. « Tiens ferme ce que tu as », dit l’Esprit à l’Ange de l’Église[1], et il ajoute : « afin que personne ne prenne ta couronne. » Ce que tu as, c’est ta couronne, c’est cette royauté sur les autres et sur toi-même. Ta couronne, l’usurpateur

  1. Apoc., III, ii.