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voyait, on ne voyait que de l’amour. Ah ! si c’était encore le bonheur, je sais que j’ai voulu dès lors le retenir, comme on veut retenir dans ses mains rapprochées, en vain, une eau fuyante ; mais déjà je sentais, à côté du bonheur, quelque autre chose que le bonheur, qui colorait bien mon amour, mais comme colore l’automne.

L’automne s’avançait. L’herbe, chaque matin plus trempée, ne séchait plus au revers de l’orée ; à la fine aube elle était blanche. Les canards, sur l’eau des douves, battaient de l’aile ; ils s’agitaient sauvagement ; on les voyait parfois se soulever, faire avec de grands cris, dans un vol tapageur, tout le tour de la Morinière. Un matin nous ne les vîmes plus ; Bocage les avait enfermés. Charles me dit qu’on les enferme ainsi chaque automne, à l’époque de la migration. Et, peu de jours après, le temps changea. Ce fut, un soir, tout à coup, un grand souffle, une haleine de mer, forte, non divisée, amenant le nord et la pluie, empor-