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l’avois chez moi ; elle faisoit mes délices par sa beauté, sa douceur et sa gentillesse ; j’allois tous les jours la voir dormir dans son berceau. J’ai fait là les plus douces méditations de ma vie et les plus beaux romans ; elle en étoit toujours l’héroïne. Ô combien à la fin d’une longue vie on a perdu de pensées plus dignes mille fois d’être conservées que toutes celles qu’on a pu écrire ! Que les idées que l’on recueille à tête reposée sont froides auprès de celles que l’âme toute seule inspire ! L’éloquence n’est faite que pour faire goûter aux autres nos pensées et nos sentimens ; mais c’est un art, et l’application qu’il exige refroidit toujours ce qu’on éprouve. Dans une longue rêverie produite par une affection profonde et légitime, le cœur seul agit ; on n’est inspiré que par ce souffle divin, qui ne périra jamais ; on n’est plus animé que par une portion de l’intelligence suprême ; peu à peu, au dedans de nous-mêmes, l’idée d’un langage humain s’efface et s’évanouit ; toutes nos pensées deviennent des images et des sentimens : pour les rendre avec des mots et des phrases, il faudroit les traduire, et combien il s’en trouveroit qu’il seroit impossible d’exprimer !…