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serait celle d’un homme qui aurait à chercher dans un fleuve quelconque une certaine goutte d’eau qu’on lui aurait vaguement signalée.

D’ailleurs, ayant toujours vécu, comme ils l’avaient fait, dans le pays des ombres, au milieu d’êtres impalpables, parmi des âmes enfin, ils n’entendaient absolument rien aux choses de la terre, et n’avaient pas la moindre idée de ce que peut être un corps, et de tous les embarras qu’il peut y avoir à exister à l’état solide.

Leur situation était celle de gens qui seraient venus au monde dans toute la maturité de l’age, et qui auraient à faire à trente ans, et en quelques jours, les expériences qui absorbent d’ordinaire les années de l’enfance et de la jeunesse.

Quand force fut aux pauvres diables de regarder pour voir, de marcher pour aller d’un lieu à un autre, de manger pour vivre, de parler pour être entendus, d’écouter pour entendre, de faire enfin des efforts d’intelligence pour acquérir les notions les plus élémentaires de notre vie terrestre, leur étonnement fut extrême, et toutes ces conditions matérielles et nécessaires de notre existence leur parurent souverainement bizarres et fatigantes.

Accoutumés qu’ils étaient à regarder des mondes, à voir de près des lunes et des soleils, ils eurent besoin d’une application extraordinaire pour se rendre compte de ces imperceptibles différences qui font qu’il est convenu de dire parmi nous — que le blanc n’est pas noir.

Il leur fallut, on le comprendra sans peine, toute une semaine pour distinguer un homme d’une femme, et il leur en fallut beaucoup davantage pour distinguer un homme d’un autre homme, une femme d’une autre femme, une voiture d’une autre voiture, une maison d’une autre maison, un boulevard d’un autre boulevard, un square d’un autre square, une rue d’une autre rue, dans une ville où l’on s’efforce de tout ramener à l’unité.

Pour ce qui est de ces nombreux et infinis détails dont se complique et se compose, dit-on, la véritable vie parisienne, laquelle use plus de nuances que de couleurs, et qui consistent à pouvoir reconnaître ou à croire qu’on peut reconnaître à la première vue la qualité d’un homme, s’il est riche ou pauvre, coiffeur ou gentilhomme ; à savoir à qui est telle voiture si bien attelée, combien M. O… a de chevaux, les noms de ces chevaux, leur généalogie, leur âge, etc. ; à dire tout d’abord où va une femme qui passe suivant qu’elle a telle ou telle autre toilette, qu’il est une heure ou une autre heure, si cette femme est un ange ou un démon,