Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 3.djvu/41

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
DE L’ESPRIT À PARIS
par p.-j. stahl

C’est une chose digne de remarque que Paris soit en même temps la ville du monde où l’on aime le plus l’esprit, et celle où l’on semble estimer davantage la bêtise. Un homme d’esprit qui n’a pas de rentes au soleil, qui a sa fortune à faire ou tout bonnement sa vie à gagner, doit tout d’abord, chez nous, se faire pardonner de n’être point un sot comme le premier venu, comme la plupart de ceux dont il aura besoin.

Si à son esprit il ne joint pas un peu de malice, s’il ne sait pas à l’occasion faire un peu la bête, s’il ne s’arrange pas, tout au moins, pour bien cacher l’esprit qu’il a, il est perdu. Il aura plus de mal, pour arriver au plus mince emploi, qu’un niais quelconque à rouler carrosse. Ceci n’est point un paradoxe, c’est la plus palpable des vérités.

Il semble que cette rare faculté, cette faculté essentielle, l’esprit, soit considérée par nous comme un objet de luxe dont il est impossible de tirer parti au point de vue pratique, et qu’il y ait de la suffisance, de la part d’un homme d’esprit, de prétendre à accomplir la besogne d’un sot.

D’où vient donc que l’esprit soit une si pauvre recommandation dans ce Paris qu’on appelle par excellence le pays de l’esprit ? d’où vient donc cette défiance dont on y accueille l’homme d’esprit à son entrée dans la vie, pour peu qu’il ait faim, et d’où aussi l’inexplicable confiance qu’y rencontrent généralement les imbéciles ?

Bien que je n’ignore pas que la querelle des sots et des gens d’esprit doive être éternelle et qu’elle ne puisse jamais se plaider qu’aux dépens de l’esprit et au profit de la sottise, on me permettra ici d’en dire quelques mots et d’essayer de jeter un peu de jour sur la double question que je viens de poser.

Quand on fait tant que d’être sot, j’imagine qu’il doit faire bon de l’être tout à son aise, de n’être gêné par rien ni par personne dans sa sottise, et de pouvoir se plonger dans ses petites ténèbres sans jamais que la lumière y pénètre.

Or, qu’est-ce qu’un homme d’esprit au milieu des sots, si ce n’est la lumière importune ? On comprend dès lors qu’à l’approche de l’homme d’esprit les rangs des sots se resserrent.