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les maitresses de cœur a paris.

Paris, qui passe pour la ville sceptique par excellence, est pourtant celle où se trouvent, avec toutes les conditions du dévouement le plus éthéré, les maîtresses de cœur. La province les rêve ; Paris les tient en réserve pour ces milliers de jeunes gens qui accourent avec des trésors d’espérance et qui n’y rencontrent que des abîmes de déception. On les voit arriver avec une fougueuse suffisance et frapper aux portes de la gloire et de la fortune. Ces portes sont dures à s’ouvrir ! Des années s’écoulent, les ailes de l’illusion se fatiguent, l’espérance tombe épuisée sur le seuil. Que deviennent alors ces pauvres exilés ? Beaucoup s’éteignent dans les brumes du suicide : il y a tant d’eau et tant de ponts à Paris ! Quelques-uns retournent à pied dans leurs villages, mais le plus grand nombre découvre à la fin une main protectrice sur laquelle il n’avait pas compté. Ce n’est pas celle de l’homme riche ou puissant auprès duquel une lettre de recommandation ou de mystification avait introduit à leur arrivée ces pauvres dupes.

Sur le carré de sa mansarde, le jeune provincial a vu voler un jour les plis d’une jupe blanche, glisser une jambe nue. Le lendemain, il a aperçu le corsage ; le surlendemain, il a entendu chanter. Le chant, la jupe, le corsage, annoncent la jeune fille aimante et gaie, pauvre et laborieuse, blanchisseuse ou fleuriste. Le hasard, ce brave garçon de hasard, fait qu’un beau soir on se prête de l’eau ; un autre beau soir, de la lumière ; un autre soir infiniment plus beau, la romance en vogue. Bientôt on ne se prête plus rien, on se donne tout : on n’a plus qu’un loyer à payer, quand on le paye. Enfin l’artiste a trouvé sa muse, celle qui le soutient, l’encourage, l’inspire, écoute ses vers, admire ses tableaux, copie ses romans ou ses drames. Quelle bonne créature que la maîtresse parisienne lorsqu’elle s’éprend d’un fol et joyeux amour pour celui qui n’a rien ! Gai, elle rit avec lui ; découragé, elle rit pour lui ; malade, elle souffre avec lui ; applaudi, elle s’exalte plus que lui ; riche… elle a cessé d’être avec lui. Hélas ! oui, c’est triste à écrire, mais c’est vrai. Presque tous ces grands talents, toutes ces illustres renommées qui deviennent l’orgueil de la science médicale, du barreau, de la littérature et des arts, seraient morts de froid et de faim sans la grisette parisienne, sans la maîtresse de cœur, qu’ils laissent mourir dans un grenier, à l’hôpital ou dans la rue. À maîtresse de cœur, maîtres en ingratitude.