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avions fini par nous saluer. Un jour, je lui avais demandé l’heure parce que ma montre s’était arrêtée ; le lendemain, pour reconnaître la politesse avec laquelle il m’avait répondu, je lui avais offert une prise de tabac. À quelque temps de là, nous avions fini par causer ; et enfin, nous avons déballé en grand.

« Depuis, nous nous sommes promenés ensemble pendant dix ans, nos existences se ressemblaient trop pour ne pas végéter admirablement sur le même sol et dans la même atmosphère. Il était veuf et moi j’étais garçon. J’ai onze cents et quelques francs de rente, lui en avait alors douze cents ; mais comme il demeurait auprès des Tuileries où les loyers sont chers, cette dépense absorbait le surplus de son revenu et faisait nos fortunes égales.

« Vous n’avez jamais rencontré deux hommes aussi riches et aussi heureux que nous. Quand il faisait beau, il me recevait aux Tuileries. Les Tuileries étaient son jardin. Jamais propriété ne fut plus complète et plus exempte de soucis.

« Qu’est-ce qu’avoir un jardin, si les Tuileries n’étaient pas à mon ami ?

« Il trouvait chaque matin ses allées bien ratissées, et même arrosées si la chaleur formait de la poussière. Il se promenait sous l’ombre épaisse des marronniers, ou s’y asseyait sur un marbre blanc.

« De nombreux jardiniers tenaient en bon état d’immenses corbeilles de fleurs, et remplaçaient sans cesse celles qui étaient fanées et avaient livré leurs graines au vent, quand leur saison d’éclat et de parfum était passée, par les fleurs auxquelles appartient la saison suivante ; il respirait le parfum printanier des lilas et le parfum vague et mystérieux des tilleuls. — Il avait fini par faire connaissance avec les jardiniers, et il n’était pas sans quelque influence sur la culture des parterres.

« Pour moi, j’avais le Luxembourg ; notre situation était la même dans les deux jardins, je lui ai plusieurs fois donné des graines des fleurs qu’il aimait chez moi en échange de celles qui m’avaient plu chez lui ; le jardinier qui m’en avait donné pour lui, acceptait volontiers celles que je recevais de mon ami.

« Au Luxembourg, les cygnes du bassin me connaissaient.

« Je mets moins d’importance à la familiarité qu’avait obtenue mon ami de la part des cygnes des Tuileries, parce que leur affection est plus banale, et qu’on peut sans injustice leur reprocher de distinguer tout le monde.