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vivant de leur vie propre, et faisant rayonner autour d’eux leur pensée. Pourquoi ? C’est qu’il y a là des hommes qui savent et qui pensent, qui parlent et qui écrivent, qui sont groupés autour d’institutions sérieuses, et qui par les associations, par les livres, par les journaux, sont en rapports continuels entre eux, d’un bout de l’Allemagne à l’autre. On ne centralise pas l’intelligence quand elle trouve à vivre partout. Que demain Paris cesse d’être ce qu’il est, que restera-t-il à la France pour tenir son rang dans le monde ? Où se réfugieront les intelligences pressées de vivre et de grandir, et d’arriver aux places d’honneur qu’on peut conquérir par le travail et le talent ?

La province se plaint que tous ses hommes de mérite s’envolent vers Paris, sitôt qu’ils sentent les ailes leur pousser. Se demande-t-elle bien pourquoi ? Quelqu’un a-t-il jamais rencontré des racoleurs envoyés par les Parisiens pour aller faire à travers les départements des razzias de leurs grands hommes ? Hélas ! s’ils osaient, les pauvres Parisiens, ils s’entoureraient plutôt d’un cordon sanitaire pour empêcher les autres d’entrer. Ils s’étouffent tous là dedans. Beaucoup y meurent de faim, et foulent triomphalement l’asphalte des boulevards d’un pied qui n’est pas toujours complètement chaussé. Ils ne veulent pourtant s’en aller à aucun prix ; et après quelques années de cette vie de misères, où le pain de chaque jour est un problème sans cesse renaissant, c’est pour eux le chemin de l’exil que celui qui les ramène devant la nappe toujours mise dans la maison qui les a vus naître. Que voulez-vous ? l’homme ne vit pas seulement de pain.

Donc ce n’est pas Paris qui est coupable de ces désertions dont la province se dit victime. Il n’appelle personne, et son hospitalité le plus souvent n’a rien d’engageant. Il serait même facile, bien loin d’être dépeuplé par lui, de lui enlever une bonne partie de ce personnel qui l’encombre, qu’on a l’air de lui envier, et dont on serait bien embarrassé présentement, s’il vous prenait au mot. Il suffirait de ne pas lui laisser le monopole de la vie intellectuelle.

On a beau dire, les éléments ne manquent nulle part. Ce sont les plus ardents qui vont à Paris, ce ne sont pas toujours les plus forts. Seulement ceux qui partent sont entraînés là-bas dans le tourbillon de l’activité générale, et ceux qui restent s’endorment la plupart du temps, faute d’occasion. Là est tout le secret de la prépondérance exorbitante de Paris, et si l’on veut la faire cesser, c’est là qu’il faut aller la combattre.