Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 3.djvu/167

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il n’a ni femme ni enfant, il recule tant qu’il peut la famille, il oublie d’où il sort ; il est embarrassé devant tout ce qui est légitime ; il se cache de son père et de sa mère ; la présence de ses sœurs le décontenance ; toute femme qui ne peut pas devenir une maîtresse est en dehors du cercle étrange où il se meut, et les jeunes filles lui font peur dont la candeur virginale exigerait le respect ; si bien que la femme cesse d’être une femme pour lui, qui seule serait digne qu’il lui donnât sa vie tout entière.

Que si par mégarde il en résulte quelque chose de votre amour, c’est un bâtard, lequel une fois au monde fait ce qu’il peut et peut-être ce qu’il doit : des procès à son origine.

Bref, à votre compte, mon grand garçon, l’amour est soit un jeune drôle, soit un vieux roué, à qui le mal seul est permis, qui ne peut vivre en bon lieu, qu’il est charmant d’introduire chez les autres, mais que pour rien au monde on ne voudrait voir entrer chez soi, et qu’il faudrait tuer comme un chien s’il osait mettre le pied sur le seuil de la maison paternelle. Pardieu ! c’est un bien aimable garçon, votre amour ! Ah ! je le connais, il est le produit de cette littérature de célibataire qui n’écrit que pour ou contre ses maîtresses ; qui, ne connaissant qu’elle, ne parle que d’elle-même, qui croit intéresser l’univers en lui racontant tous les matins ce qu’elle fait dans les rues, sur les boulevards ou autres lieux publics où elle est reçue ; qui se croit dans le monde au café ou au restaurant ; qui révèle avec autant d’importance les prétendus secrets des coulisses des petits théâtres et des cabinets particuliers, que s’il s’agissait des mystères d’Isis et d’Éleusis, essayant de vous émoustiller, mes pauvres innocents, en attendant qu’elle vous écœure, et qui finira par faire penser à l’Europe qu’en France la noble profession des lettres en est arrivée à ce point que les écrivains y seraient une race à part, produit de je ne sais quelles créations spontanées, et tombée d’une lune quelconque, où l’on n’a ni père, ni mère, ni femme, ni enfants. J’enrage quand je vois que les trois quarts de nos livres sont impossibles à laisser sur la table des honnêtes femmes, et qu’elles ne peuvent plus lire que ce qui leur est traduit de l’anglais. Est-ce que cela ne devrait pas être une leçon pour ceux qui ont l’honneur de tenir une plume, que cette acclimatation subite de livres étrangers parmi nous ? Le premier roman d’amour d’un Anglais est l’histoire voilée de son mariage. Ils écrivent pour leurs femmes, carrément, les Anglais, non pour les filles, et ils n’en sont pas plus bêtes pour cela, je suppose ; l’œuvre de Dickens est là pour le prouver. Mais