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Il me regarda de nouveau avec une vivacité qui fit naître en moi un trouble dont je ne pus me rendre compte, mais dont il s’aperçut, car il reprit d’un ton calme.

« Vous avez raison, mon enfant, mais il ne faut pas vous tuer. Vous avez en moi un ami qui vous empêchera de faire cette sottise et qui veillera sur vous. Je vous quitte parce que je vois que vous êtes fatiguée, mais je reviendrai vous voir. »

Et il me laissa surprise autant qu’émue de cette visite.

C’est aujourd’hui le troisième jour de mon arrivée à Paris. Ce matin la fenêtre de ma voisine était fermée ; je n’ai pu voir ses fleurs. Le soleil est caché, un brouillard humide descend le long du toit. J’étais seule hier, maintenant j’ai rencontré un homme qui prend intérêt à moi, et pourtant je me sens plus triste que de coutume. Peut-être le travail chassera-t-il tous ces mauvais pressentiments.

La place de ma voisine est encore vide. La pauvre femme serait-elle malade ? Je demande pourquoi elle ne vient pas à l’atelier, si on n’a pas de ses nouvelles. Celle à qui je m’adresse me répond, d’un air distrait et étonné :

« De quoi va-t-elle s’occuper ? si Marie n’est pas là, c’est qu’elle fait la noce ! »

Je n’ose en demander davantage, on se moquerait de moi parce que je ne comprends pas.

Mais d’où vient ce bruit qui s’élève au fond de l’atelier ? Les enfants montent sur leur escabeau pour mieux voir ; les ouvrières quittent en foule leurs métiers ; on se pousse, on se heurte, comme pour jouir plus tôt d’un spectacle. Bientôt la masse reflue de mon côté. Une espèce de cortège s’est formé autour d’une femme, on l’entoure en poussant des cris et des éclats de rire ; elle promène autour d’elle un regard qui ne voit pas, un sourire sans vie ; ses jambes peuvent à peine la soutenir, elle s’écrie d’une voix haletante : « Mon métier ! je veux travailler ! ». Elle essaye de marcher, mais ses forces la trahissent ; elle tombe sans mouvement sur le sol.

J’ai reconnu ma voisine.

Au lieu de la secourir, l’atelier redouble de cris et de rires ; les huées recommencent de plus belle.

« Comment a-t-elle, pu retrouver le chemin de l’atelier, l’ivrogne, la fainéante ? Fais-nous un peu la morale, Marie ; deux jours de noce, rien que ça ! »