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brodés. De belles courtisanes vénitiennes peignaient leurs cheveux roux avec des peignes d’or, pendant que des négresses, à la bouche d’œillet épanoui, leur tenaient le miroir sous des péristyles à colonnes de marbre blanc laissant entrevoir dans le fond un ciel d’un bleu de turquoise. Ce cauchemar hétérodoxe continua lorsque je fus éveillé, et quand j’ouvris ma fenêtre je m’aperçus d’une chose que je n’avais pas encore remarquée : je vis que les arbres étaient verts et non couleur de chocolat, et qu’il existait d’autres teintes que le gris et le saumon.

coup d’éclat.

Je me levai, et ma cravate montée jusqu’au nez, mon chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, je sortis de la maison sur la pointe du pied avec un air mystérieux et criminel ; en ce moment je regrettais fort la mode des manteaux couleur de muraille ; que n’aurais-je pas donné pour avoir au doigt l’anneau de Gygès, qui rendait invisible ! Je n’allais cependant pas à un rendez-vous d’amour, j’allais chez le papetier acheter quelques-unes de ces couleurs prohibées que le maître bannissait des palettes de ses élèves. J’étais devant le marchand comme un écolier de troisième qui achète Faublas à un bouquiniste du quai ; en demandant certaines vessies, le rouge me montait à la figure, la sueur me rendait le dos moite ; il me semblait dire des obscénités. Enfin je rentrai chez moi riche de toutes les couleurs du prisme. Ma palette, qui jusque-là n’avait admis que ces quatre teintes étouffées et chastes, du blanc de plomb, de l’ocre jaune, du brun rouge et du noir de pêche, auxquelles on me permettait quelquefois d’ajouter un peu de bleu de cobalt pour les ciels, se trouva diaprée d’une foule de nuances plus brillantes les unes que les autres ; le vert véronèse, le vert de schéele, la laque garance, la laque de Smyrne, la laque jaune, le massicot, le bitume, la momie, tous les tons chauds et transparents dont les coloristes tirent les plus beaux effets, s’étalaient avec une fastueuse profusion sur la modeste planchette de citronnier pâle. J’avoue que je fus d’abord assez-embarrassé de toutes ces richesses, et que, contrairement au proverbe, l’abondance de bien me nuisait. Pourtant, au bout de quelques jours, j’avais assez avancé un petit tableau qui ne ressemblait pas mal à une racine de buis ou à un kaléidoscope ; j’y travaillais avec acharnement, et je ne paraissais plus à l’atelier.

Un jour que j’étais penché sur mon appuie-main, frottant un bout de draperie d’un scandaleux glacis de laque, mon maître, inquiet de ma disparition, entra dans ma chambre, dont j’avais imprudemment laissé