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enfoncé dans la boue et perdu loin de toute route. J’attendais que Dieu, qui envoie la pâture aux petits des oiseaux, voulût bien qu’on me traitât, en fils de caille ou de perdrix rouge, lorsqu’un nom vint frapper mon oreille. Je crois avoir mal entendu : j’écoute mieux. Ce n’est point une erreur. On a prononcé le nom de Philoxène. Qui donc peut s’appeler Philoxène, en Picardie, à huit lieues de Beauvais ? Je cours à la porte de la chaumière, je vois une grosse paysanne, tenant en laisse deux vaches noires, et causant avec trois autres églogues de sa façon, chaussées comme elle, en sabots.

« C’est vous qu’on appelle Philoxène ?

— Oui, monsieur.

— Et moi, Oriane.

— Et moi, Philaminte.

— Et moi, Célanire.

— Mais ce sont, m’écriai-je, quatre noms pris aux romans de Mlle de Scudéri !

— Nous ne connaissons pas Mlle de Scudéri, me répondirent ces braves femmes. Demandez au bureau de poste.

— Ce sont là vos noms ? vos véritables noms ?

— Dame ! oui ; ils nous ont été donnés par nos père et mère.

— Voudriez-vous me dire les noms de quelques autres de vos connaissances ?

— Volontiers. Nous avons ici Arsinoé Postel, Ismérie Boitron, Télamire Jacquart…

— Encore des noms créés par Mlle de Scudéri ! C’est bien, leur dis-je, je vous remercie. »

« Il est fou, » durent penser ces bonnes vachères en me voyant écrire leurs noms sur mon calepin et tomber ensuite dans de longues réflexions.

Il était bien étrange en effet, on en conviendra, que tous ces noms, empruntés à cette série d’ouvrages créés par cette grande imagination appelée Mlle de Scudéri, se retrouvassent, un siècle et demi après, au fond d’un village de la Picardie, et s’échangeassent entre la femme du bouvier et la fille du bûcheron.

Je ne tiens pas le moins du monde à devenir roi, mais je tenais beaucoup à deviner cette énigme. Je cherchais un sphinx, dût-il me dévorer. Mais pas de sphinx !