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tout a bien changé, et la nature a fait comme le reste. On l’a dit en latin, — je vous épargne de l’entendre dans cette langue que vous ne comprendriez pas, — le printemps était éternel. Il ne l’est plus. Rien ne fleurit toujours sur la terre, et le ciel dont vous me parlez n’existe plus pour nous. Empruntez un paletot à quelqu’un avant de partir, pour la chère mère que voici, et mettez-la bien près de vous dans un bon fiacre, si vous ne voulez pas mourir de froid, ou tout au moins prendre un fort rhume en retournant d’où vous venez. J’ai lu votre histoire dans ma jeunesse, elle est belle et sublime, votre histoire ; mais il y est parlé de tout, excepté de l’hiver. De neige, de froid, de frimas, pas un mot, avouez-le ; c’était donc le bon temps, votre temps ? Dans un jour d’humeur le bon Dieu vous avait dit ; « Vous suerez ; » et on raconte que vous l’avez trouvé dur ! Vous étiez difficile, grand-père. Il nous a dit à nous : « Gelez ; » c’est une bien autre affaire, savez-vous ? Six mois sans chaleur, c’est un rude arrêt ! Ce que vous voyez n’a donc qu’un but : celui de laisser reposer le soleil et de se dégourdir en attendant son retour. Croyez-vous que vos enfants auraient jamais eu l’idée d’extravaguer jusqu’à inventer les bals masqués, sous un ciel comme le vôtre ? Prenez-vous-en à l’hiver, grand-père, tout s’explique par l’hiver, mettez tout sur son dos ; le coupable, c’est lui. Pourquoi vient-on ici ? J’en sais trois raisons : parce qu’il y fait chaud, parce qu’on n’a pas de feu chez soi, et parce qu’on y trouve à souper ; ces dames vous le diront. On crie que nous sommes pauvres, corrompus, mauvais genre, et notre époque est si bête qu’elle le croit. — On nous vante ! nous sommes des amours à côté des anciens. Madame que voici, ce petit monsieur est une dame, madame n’est pas pire que sa grand’mère. Qu’on lui donne mille écus de rente, et elle sera demain sage comme une image. La vertu est plus douce que le vice ; elle le sait bien ; mais encore faudrait-il pouvoir en vivre et s’y établir, dans la vertu ! Croyez-vous que c’est par goût qu’on demeure rue Bréda, qu’on est une lorette, une feuille à la merci de tout vent, une fleur tombée qu’après avoir ramassée chacun rejette ? — Non, mais que voulez-vous ? dès que l’on demande à vivre, à boire un peu, et à manger assez, on ne trouve à se satisfaire qu’ici. Où est le mal, alors ? est-ce ici, ou dans le taudis d’où les chassent le manque de tout et le désespoir d’être seules au monde ? Qu’elles travaillent, dites-vous ! Vous êtes naïf, bon père, si vous ignorez que de notre temps la femme qui trime le plus de ses dix doigts ne gagne encore que la moitié de sa faim. D’ailleurs, pour travailler, faut savoir ! et, entre