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suis venu pour dire un mot au duc… adieu… vous ne l’avez pas vu ? — Qui ? — Le duc. — Non. — Je me sauve. »

À trois heures du matin, ce petit homme actif et qui tient de la place cherchera encore le duc. Quand il passe devant un buffet, il ôte un gant, s’approche rapidement, écarte les voisins, et avec distraction en mettant avec assurance son pince-nez à cheval sur son nez crochu, il empoigne rapidement le gâteau le plus gros, la tasse la plus pleine. Il sait dire tout haut aux maîtres d’hôtel : « Donnez-moi du bordeaux, » et comme on lui répond que par hasard il n’y en a pas, il a l’air mécontent et ajoute : « Non, je ne veux rien s’il n’y a pas de bordeaux ; » puis, s’éloigne avec rapidité, car au fond il cherche toujours quelqu’un.

Dans un petit salon simple, debout devant trois femmes assises qui soufflent sur leur glace, est un vieillard maigre, aux cheveux blancs tombant sur ses épaules. Son habit noir, trop court des basques, est boutonné jusqu’au menton. Une grosse rosette aux mille couleurs flétries sort de sa boutonnière. Sa cravate blanche a l’air d’un essuie-main plié en quatre et noué à l’aventure. Son pantalon à la mode de 1840, — l’année de la fin du monde, — couvre aux trois quarts ses bottines vernies trop neuves, sous la semelle desquelles on pourrait lire : Chaussures à vis garanties, rue du Bac, prix fixe.

Ce monsieur, c’est un savant, il a mis soigneusement ses deux gants sous son bras et, un peu voûté, déguste une glace par menues fractions devant ces trois dames. — L’une d’elles, celle du centre, la mère des deux autres et l’épouse du savant, a une robe de satin puce, des gants trop courts qui sentent la benzine, un bracelet en cheveux au bras gauche, un grand nez jaune, des petits yeux ronds, un lorgnon en bronze d’aluminium, cadeau de l’inventeur. — Trois cheveux gris par devant roulés en boucles et deux par derrière. Aux oreilles deux camées de la plus grande beauté trouvés dans un tombeau d’Égypte et offerts par un collègue de l’Institut. Les deux jeunes filles, qui sont à droite et à gauche, sont rouges comme des cerises ; quelques boutons de jeunesse sur les épaules, leur mère les surveille, et, tout en soufflant leur glace, elles suivent du regard un Persan qui passe, coiffé de son bonnet comme une chandelle de son éteignoir.

Ce qu’il y a d’adorable dans la splendide hospitalité de la ville, c’est qu’on retrouve dans ces salons Paris tout entier, celui qui n’est pas brouillé avec le pouvoir ; tous les types y sont représentés, et pour peu qu’on regarde il n’est pas difficile, en fixant l’un de ces mille visages qui