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tauration. Mais toujours il s’exonérait de cette fonction sous le prétexte de nettoyer à fond les appartements qu’il ne nettoyait jamais. La vérité est que Toby avait découvert chez son nouveau patron une véritable Californie, les manuscrits que son maître devait éditer. Il lisait M. Guizot, M. Villemain, M. Cousin, M. de Barante en primeur, avant la France, avant l’Europe. Quand il lui tombait sous la main du Chateaubriand, Toby disait : « C’est un ingrat, mais il a du talent. » Ladvocat avait assez de fantaisie dans l’esprit pour se donner le luxe d’un domestique pour rien faire. Il s’amusait et amusait les autres des tendances littéraires de son domestique, le laissait tripoter ses manuscrits, les classer, les étiqueter et peser à sa façon les gloires contemporaines dans la balance de son impartialité.

Malheureusement Ladvocat fit un voyage en Angleterre. — À son retour, il trouva sa maison ensevelie dans les toiles d’araignée, comme une vieille bouteille de kirschwasser, les souris installées sur ses meubles, son cheval crevé à l’écurie et Toby plongé dans la lecture.

« Misérable ! dit-il à son domestique, je t’aurais tout pardonné ; — mais laisser crever mon cheval !…

— Le cheval ! fit Toby en passant sa main sur son front. — C’est impossible ; — il n’a pas même été malade.

— Mais, animal, si on t’enfermait pendant un mois dans une écurie, — sans boire ni manger, — crois-tu que tu en sortirais bien portant ? »

Toby se distinguait de ses pareils par beaucoup de bonne foi et de sincérité. Il n’était pas de l’école de ces domestiques qui veulent toujours persuader à leurs maîtres que le carreau cassé de la veille était cassé depuis cinq ans. — Il n’essaya donc pas de démontrer que le cheval était mort avant la révolution.

« Pour le boire et le manger du cheval, dit-il, je dois reconnaître que je suis fautif et que je l’ai totalement oublié.

— Mais qu’as-tu donc fait en mon absence ?

— Monsieur, j’ai lu le manuscrit des Mémoires de la Contemporaine.

— Voilà un ouvrage qui va faire gagner de l’argent à monsieur ! — Dire que toutes les gloires militaires de la France y ont passé. — C’est drôle ! »

Toby avait, cette fois, dépassé la mesure de la tolérance de son bourgeois. — Il fut congédié, et essaya d’entrer chez M. d’Arlincourt.

— Ici, je perds sa trace. — Seulement, Ladvocat m’a toujours dit qu’il était mort compositeur d’imprimerie.