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— Pour un homme politique, c’est une des gouttes d’eau du flot qui peut tout emporter, dont le mouvement peut être ralenti, mais non arrêté.

— Pour un philosophe, c’est une fraction de son système.

Le passant n’est donc qu’un être relatif, qui, par lui-même, ne saurait être autre chose qu’un passant, et qui n’acquiert de valeur particulière qu’à la condition d’être rencontré et jugé.

La rue est le royaume du passant ; quand il a disparu, le royaume est vide. La solitude et le silence s’en emparent, et il n’y reste pas trace de son passage.

La rue, n’est-ce pas la terre tout entière ? Qu’y reste-t-il de l’homme quand il a passé ?

Mais dans la rue, comme sur la terre tout entière, alors même qu’il ne resterait rien de lui quand il a passé, l’homme est quelque chose quand il passe. — Car le passant, c’est — les passants, — c’est-à-dire le sang le plus chaud qui puisse courir dans les veines d’une grande cité.

À voir tous ces contrastes se rencontrant sans se heurter, sans se voir, — la joie à côté de la misère, l’homme qui rit à côté de l’homme qui pleure, le vice à côté de la vertu, l’oppresseur à côté de sa victime ; à voir cette mêlée, sans but apparent, des intérêts, des sentiments et des mouvements les plus opposés, les pires et les meilleurs, ce flux et ce reflux monotone dont la pensée semble être dans ce mot : « Ôte-toi de là que j’y passe, » vous pourriez croire que l’égoïsme l’a emporté, et qu’il ne se rencontre dans Paris que des individus et pas de société.

Détrompez-vous : il arrive qu’à des heures solennelles ces membres épars se rejoignent soudain ; ces forces, tout à l’heure isolées, trouvent un centre commun ; ces unités, qu’on avait si soigneusement séparées, se groupent d’elles-mêmes et s’aperçoivent qu’elles sont un nombre : les mains se serrent, les cœurs s’embrasent, et dans cette foule où d’abord vous n’aviez vu que des passants il vous faut saluer bientôt ce formidable peuple de Paris qui n’est chez lui que quand il est dans la rue, auquel on ne croit que quand il se montre, et qui a été, toutes les fois qu’il l’a fallu, — et en dépit de tout et de tous, — le premier peuple de la terre.

p.-j. stahl.