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Cet homme qui passe, il se peut que votre maîtresse l’attende.

C’est lui, peut-être, qui va vous enlever votre fortune, votre ami, votre honneur.

Vous l’aimerez demain, chère lectrice ; et toi, lecteur, retiens-le, ton sort pourrait bien être dans ses mains.

Vous cherchez des amis, vous cherchez des maris, vous cherchez des amants, vous cherchez ce qui vous manque, pourquoi ce passant ne serait-il pas ce que vous cherchez ?

Paris est la ville du monde où l’on peut faire, à propos d’un passant, le plus grand nombre de conjectures. Comme dans la rue rien ne distingue un homme d’un autre homme, un passant peut être, au gré du spectateur, un ministre ou un grand acteur, un prince ou un député, un ambassadeur ou un bourgeois quelconque. Et de même que la beauté d’une femme aimée est surtout dans l’œil de celui qui l’aime, de même la qualité d’un passant est dans l’œil de celui qui l’examine.

Pour les femmes, un passant est un homme qui les regarde trop ou qui ne les regarde pas assez, une insulte ou un compliment, quelquefois l’un et l’autre. Si c’est une insulte, à quoi bon en parler ? Si c’est un compliment, où est le mal ? D’un inconnu, d’un passant, toute louange s’accepte : elle n’est pas compromettante, et elle est désintéressée. Après cela, les louanges désintéressées sont-elles bien celles que les femmes préfèrent ?

— Pour un sot pénétré de sa seule importance, un passant est un impertinent qui la méconnaît, ou un pauvre diable qui l’ignore.

— Pour un homme célèbre, c’est une leçon d’humilité. Le passant lui rappelle que tous les hommes se ressemblent.

— Pour l’homme pressé qui court à ses affaires, le passant n’est qu’un obstacle matériel, trop multiplié.

— Pour un homme quinteux, un passant c’est un ennemi.

— Pour un amoureux, un passant n’est rien.

— Pour un flâneur, un passant est une distraction comme une autre.

— Pour un curieux, c’est un mot à chercher ou à surprendre.

— Pour un coupable, tout passant est un danger.

— Pour un homme ivre, s’il a le vin tendre, le passant, c’est son meilleur ami ; — s’il a le vin mauvais, c’est un propre à rien, « qu’est-ce qu’il fait dans la rue ? »