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eût fait pitié. Je fus donc carré avec elle. J’osai lui dire tout d’abord que je l’adorais, qu’elle avait du génie, que sa place était à côté, au-dessus même de Mme Dorval ; qu’auprès d’elle Mlle Mars n’était qu’une carafe d’orgeat, et que je mettais ma fortune et ma vie à ses pieds pour l’aider à monter jusqu’où l’appelait son talent.

« Elle répondit à ma franchise par une franchise égale. Elle m’avoua sans embarras qu’elle m’avait remarqué à l’orchestre, qu’elle n’avait joué que pour moi, qu’elle m’avait presque attendu à chaque entr’acte, que ma brusque apparition l’avait donc à peine surprise, et qu’au moment même où je m’étais précipité dans sa loge elle se disait : « Pourquoi n’est-il pas déjà là ? » Que conclure de cette étrange et subite sympathie, de cette attraction en quelque sorte magnétique, sinon que nous étions nés l’un pour l’autre, et qu’évidemment nos âmes étaient sœurs ? Nous revînmes ensemble à Paris. Ah ! mon ami, je puis mourir. J’aurai eu, dès ce monde, un avant-goût des amours du ciel. Mais, j’y pense, puisque tu me quittes, pourquoi n’essayerais-je pas, dès que tu auras trouvé un appartement, de décider celle que j’aime à te remplacer à l’hôtel dans celui que tu occupais ? Qui mieux, que Léocadie pourra remplir le vide que va me causer notre séparation ?

— Ne te presse pas, dis-je à René, réfléchis avant de prendre ce grave parti d’une cohabitation subite ; on sait bien comment ça commence, mais non comment cela finit. Mme d’Hervé, avant votre rencontre, demeurait bien quelque part sans doute. Pourquoi dès lors se hâter ?

— Tu me le demandes ! me dit René, tu n’as jamais aimé ! Mais en dehors même du désir bien naturel à tout homme qui aime de tenir tout entier dans sa main l’objet de sa passion, j’ai une raison plus grave de vouloir Léocadie ailleurs qu’où elle est. Sais-tu où et avec qui vit cette femme aux pieds de laquelle tout Paris tombera un jour ? Dans une mansarde, avec une pauvre vieille camarade de théâtre, dont elle partage la misère. C’est toute une histoire que cette existence. Le mari de Léocadie, car Léocadie est mariée, son mari était dans le commerce, sa femme vivait heureuse et honorée. Tout à coup une crise imprévue bouleversa leur fortune et culbuta leur maison. M. X… était tout à la fois un homme faible et cynique. Il disparut un beau matin, laissant à sa femme, pour tout, adieu, un mot où il lui disait qu’il lui rendait sa liberté, qu’elle ne le reverrait jamais, qu’elle était intelligente, qu’elle était belle, que c’étaient deux capitaux pour un… enfin des monstruo-