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imminente et la froide acceptation de son déshonneur ; il préférera la ruine, mais il a des enfants qui mourront de faim et une fille que le déshonneur de sa mère déshonorera. D’ailleurs, s’il ose élever une plainte, la réponse est toute prête : « C’est un débiteur qui calomnie son créancier. » Quel rôle prendre ? Celui qui, du moins, sauve à la fois la fortune et les apparences. Il se fait l’ami de son marchand de bœufs ; il le convie et joue la confiance, le bonheur, la gaieté. Et ses voisins disent : « Il ne sait rien, donc il n’y a rien pour lui. C’est du bonheur. » Oh ! non, voisin, c’est d’abord un tourment muet, puis, lorsque l’outrecuidance des coupables passe toutes les bornes, il éclate dans le mystère de son ménage, il tempête, il crie. Mais la femme, implacable et sûre de son pouvoir, lui répond froidement :

« — Mais, mon Dieu ! mets-le à la porte, je ne demande pas mieux. »

« Chasser l’homme qui tient son existence et son honneur dans ses mains, non pas seulement son existence, mais celle de ses enfants ; il ne le peut pas, et il reprend sa chaîne honteuse, la rage au cœur. Mais qui sait cela ? Personne du dehors, car le boucher a sa vanité, il aime mieux passer pour un sot que pour un lâche. Personne ne se doute de ce qu’il souffre, excepté les siens ; et parmi les siens, Juana.

« Que pouvait-elle rapporter de cette leçon ? Ce qui devait nécessairement germer dans un esprit si mal préparé, cette idée, qu’avec de l’argent on a tout, même le droit de manquer à tous les devoirs. Aussi, dès qu’elle a été libre, à quoi a-t-elle aspiré ? À être riche. Elle avait trop vécu de calcul pour ne pas bien calculer ; elle ne s’est pas pressée, elle a attendu une bonne occasion, et elle n’a écouté de propositions que celles qu’accompagnait une grande fortune assurée par un mariage.

« A-t-elle été assez imprudente pour se fier à des promesses, et maintenant n’a-t-elle plus rien à donner à celui qui ne veut plus rien rendre ? ou bien n’a-t-elle pas eu assez d’habileté ou assez de charmes pour pousser par ses rigueurs celui qui l’aime jusqu’au mariage ? C’est ce que j’ignore ; mais la vérité, c’est qu’il se marie dans huit jours… »

Le voisin n’avait pas achevé, qu’un vieux monsieur, vénérable d’habit, de perruque et de ruban rouge, entre et demande Juana. Quelle surprise ! c’est l’un des plus riches financiers de la France administrative, un receveur général qui vaut mieux qu’un banquier et demande Mlle Juana… On la lui montre dormant, après lui avoir dit ce qui s’est passé.

Le financier prie qu’on l’éveille et qu’on les laisse seuls. Le voisin se