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eh bien ! tout cela a été maigreur, marasme, dos voûté, poitrine étroite, voix haletante. Dix ans se sont ainsi passés sans qu’elle ait déchargé sa famille du fardeau inutile qui lui était venu.

« Enfin, une sœur de la mère eut pitié de cette enfant et la prit pour la nourrir. C’était la femme d’un riche boucher, corpulente, criarde, forte en gros mots. Juana gagna, à cette nouvelle existence, tout ce qu’on peut tirer du filet de bœuf et des bonnes côtelettes de mouton, c’est-à-dire le développement d’une riche nature physique ; mais ce qui est l’aliment de l’âme, la nourriture de l’esprit, voilà ce qui lui a encore plus manqué que dans sa famille. Il n’y avait pour elle d’autres paroles que celles qui lui reprochaient, je ne dirai pas le pain, mais la chair qu’elle mangeait ; et remarquez, voisin, que cette fille était née avec toutes les bonnes dispositions à être reconnaissante. Mais on a fait si bien, qu’on a tué en elle ce sentiment si rare. Elle a pris en haine tout ce qui l’entoure, et elle était arrivée à quinze ans à n’avoir qu’un désir, c’est à savoir de se venger de tout le monde. Ce fut il y a un an, elle avait alors dix-huit ans, que la mort de sa tante lui rendit la liberté.

« Parmi les mauvaises leçons qu’elle avait reçues chez sa tante, Juana avait profité de celle que lui donnait la déplorable position de son oncle. Veux-tu la savoir ? veux-tu savoir comment cet homme (et il y en a mille à Paris comme lui), ayant toutes les apparences de la prospérité commerciale et du bonheur intérieur, était le plus misérable des hommes ? Soit imprudence, soit plutôt prodigalité pour satisfaire les désirs luxueux de sa femme, il avait compromis sa fortune. Il était à deux pas de sa ruine, lorsqu’un ami se présente, un honnête marchand de bœufs ; il veut venir au secours de l’oncle de Juana ; il lui propose des fonds, lui en prête sur billets garantis par une cession de biens, et tout ce que l’usure peut imaginer de bonnes précautions. Notre boucher, dont on prédisait la ruine, triomphe et peut donner un soufflet à ceux qui le dénonçaient déjà au commerce comme perdu ; en conséquence, il double ses dépenses pour l’épouse adorée qui l’avait déjà si profondément entamé.

« Le prêteur applaudit. Voilà qui est bon.

« Les échéances arrivent, impossible de payer ; et, avec la certitude de cette impossibilité, une plus horrible certitude, c’est que la bouchère a acquitté de sa personne la complaisance avec laquelle le prêteur renouvelle ses libéralités usuraires.

« Jusque-là, on avait été prudent, discret, soumis. Maintenant, on parle haut, on raille, on insulte : en effet, le mari est entre la ruine