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mense. Demandez-lui si à pareille heure elle n’aimerait pas mieux votre mansarde, sans un sou, mais avec une aiguille qui lui gagnerait sa vie. Rentre-t-il de bonne heure, il la trouve dans les larmes, qu’elle n’a pas eu le temps d’essuyer ; rentre-t-il tard, il la trouve dans la colère ; car, dit-elle, ce n’est plus un devoir qu’il accomplit, c’est un plaisir dans lequel il s’est oublié. Je vous l’ai dit : de tous les malheurs, ce malheur est le plus terrible ; celui-là n’a pas d’histoire, parce qu’il n’a pas d’événements ; ce n’est pas une ruine qui fait disparaître toute une fortune, ce n’est pas un enfant qui meurt, ce n’est pas un désastre qui frappe, écrase et passe : c’est une souffrance de toutes les heures, de toutes les minutes.

Je ne vous raconterai pas ce qu’on appelle un malheur, c’est le malheur éternel qu’il faudrait raconter. Cette existence n’est pas troublée par une de ces maladies violentes et connues qui abattent et tuent, ou se guérissent ; elle est dévorée par une souffrance cachée, insaisissable, sans nom, qui échappe à tous les remèdes ; je vous dis que c’est l’enfer et la damnation sur la terre.

— Eh bien ! fit Marc-Antoine, je veux bien admettre qu’ils soient malheureux ; mais permettez-moi de prendre votre comparaison. Vous avez assimilé leur malheur à une de ces maladies sourdes et cruelles qui échappent à la médecine. À qui viennent ces maladies ? Aux gens nerveux, délicats, susceptibles ; ces deux personnes ont une névralgie morale, voilà tout ; mais à mon sens cela tient autant à leur constitution qu’à leur position. Supposez que ce soient de vigoureuses natures, rudes et froides physiquement et moralement, et tous ces coups d’épingle ne se sentiront pas. Je vais plus loin : faites-les vicieux, et ils ne souffriront pas. Tenez, voyez, par exemple, Mlle Débora. Quelle étonnante histoire que celle de cette fille ! Oui, certes, elle a été bien malheureuse, elle a souffert et elle a bien payé d’avance le bonheur qui lui est venu ; mais enfin il lui est largement venu.

« Qu’était-elle ? Une pauvre fille mendiante, qui chantait au coin des rues, qui tendait la main au sou qu’on lui jetait, plus souvent pour la faire taire que pour la faire chanter ; battue quand elle rentrait le soir sans rapporter la somme demandée par le saltimbanque qui se dit son père ; la nudité, la misère, la faim, le travail excessif, la terreur constante, telle a été sa vie jusqu’au jour où un hasard lui a permis de montrer cette fière intelligence qui se révoltait en elle.

« Ce jour-là elle est montée sur le théâtre, elle y a fait entendre cette voix qu’on méprisait au coin de la borne, et qui a remué d’admi-