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Comme tu l’as, d’ailleurs, sagement remarqué, il se peut que le baron soit à la campagne, et dès lors Rougette est perdue. Et ne crois pas pouvoir me répondre ici par cette vaine objection qu’on oppose à toutes les belles actions des femmes, à savoir qu’elles ne savent ce qu’elles font, et qu’elles courent au danger comme les chats sur les gouttières. Rougette sait ce qu’est la mort ; elle l’a vue de près au pont d’Iéna, car elle s’est déjà jetée à l’eau une fois, et je lui ai demandé si elle avait souffert. Elle m’a dit que non, qu’elle n’avait rien senti, excepté au moment où on l’avait repêchée, parce que les bateliers la tiraient par les jambes, et qu’ils lui avaient, à ce qu’elle disait, raclé la tête sur le bord du bateau.

— Assez, dit Eugène, fais-moi grâce de tes affreuses plaisanteries. Réponds-moi sérieusement. Crois-tu que de si horribles épreuves, tant de fois répétées, toujours menaçantes, puissent enfin porter quelque fruit ? Ces pauvres filles, livrées à elles-mêmes, sans appui, sans conseil, ont-elles assez de bon sens pour avoir de l’expérience ? Y a-t-il un démon attaché à elles qui les voue à tout jamais au malheur et à la folie ; ou, malgré tant d’extravagances, peuvent-elles revenir au bien ? En voilà une qui prie Dieu, dis-tu ; elle va à l’église, elle remplit ses devoirs ; elle vit honnêtement de son travail ; ses compagnes paraissent l’estimer, et vous autres mauvais sujets, vous ne la traitez pas vous-mêmes avec votre légèreté habituelle. En voilà une autre qui passe sans cesse de l’étourderie à la misère, de la prodigalité aux horreurs de la faim ; certes, elle doit se rappeler longtemps les leçons cruelles qu’elle reçoit. Crois-tu qu’avec de sages avis, une conduite réglée, un peu d’aide, on puisse faire de telles femmes des êtres raisonnables ? S’il en est ainsi, dis-le moi : une occasion s’offre à nous ; allons de ce pas chez la pauvre Rougette ; elle est sans doute encore bien souffrante, et son amie veille à son chevet. Ne me décourage pas, laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonne route, de leur parler un langage sincère ; je ne veux leur faire ni sermon ni reproche ; je veux m’approcher de ce lit, leur prendre la main, et leur dire….. »

En ce moment, les deux amis passaient devant le café Tortoni. La silhouette de deux jeunes femmes qui prenaient des glaces près d’une fenêtre se dessinait à la clarté des lustres. L’une d’elles agita son mouchoir, et l’autre partit d’un éclat de rire.

« Parbleu ! dit Marcel, si tu veux leur parler, nous n’avons que faire d’aller si loin, car les voilà, Dieu me pardonne ! Je reconnais