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seulement ; puis, continuant à se traîner aux murs, elle regagna sa maison. Eugène essaya en vain de l’obliger à prendre son bras, et de renouveler ses questions. Elle rentra lentement dans l’allée sombre et étroite d’où elle était sortie.

Eugène avait ramassé la lettre ; il fit d’abord quelques pas pour la mettre à la poste, mais il s’arrêta bientôt. Cette étrange rencontre l’avait si fort troublé, et il se sentait frappé d’une sorte d’horreur mêlée d’une sorte de compassion si vive, qu’avant de prendre le temps de la réflexion il rompit le cachet presque involontairement. Il lui semblait odieux et impossible de ne pas chercher, n’importe par quel moyen, à pénétrer un tel mystère. Évidemment cette femme était mourante ; était-ce de maladie ou de faim ? Ce devait être, en tout cas, de misère. Eugène ouvrit la lettre ; elle portait sur l’adresse : « À monsieur le baron de***, » et renfermait ce qui suit :

« Lisez cette lettre, monsieur, et par pitié ne rejetez pas ma prière. Vous pouvez me sauver, et vous seul. Croyez ce que je vous dis, sauvez-moi, et vous aurez fait une bonne action qui vous portera bonheur. Je viens de faire une cruelle maladie qui m’a ôté le peu de force et de courage que j’avais. Le mois d’aout, je rentre en magasin ; mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j’ai presque la certitude qu’avant samedi je me trouverai tout à fait sans asile. J’ai si peur de mourir de faim, que ce matin j’avais pris la résolution de me jeter à l’eau, car je n’ai rien pris encore depuis près de vingt-quatre heures. Lorsque je me suis souvenue de vous, un peu d’espoir m’est venu au cœur. N’est-ce pas que je ne me suis pas trompée ? Monsieur, je vous en supplie à genoux, si peu que vous ferez pour moi me laissera respirer encore quelques jours. Moi, j’ai peur de mourir, et puis je n’ai que vingt-trois ans ! Je viendrai peut-être à bout, avec un peu d’aide, d’atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour exciter votre pitié, je vous les dirais, mais rien ne me vient à l’idée. Je ne puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien, vous ferez de ma lettre comme on fait quand on en reçoit trop souvent de pareilles : vous la déchirerez, sans penser qu’une pauvre femme est là qui attend les heures et les minutes avec l’espoir que vous aurez pensé qu’il serait par trop cruel de la laisser ainsi dans l’incertitude. Ce n’est pas l’idée de donner un louis, qui est si peu de chose pour vous qui vous retiendra, j’en suis persuadée ; aussi il me semble que