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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

ment un homme pour en mieux profiter ; si je l’avais été, il n’aurait tenu qu’à moi, car notre charmante veuve semblait avoir parfaitement oublié le défunt, ou, si elle s’en souvenait, elle eût été volontiers infidèle à sa mémoire.

Ayant commencé sur ce ton, je ne pouvais guère honnêtement reculer, et il était fort difficile de faire une retraite avec armes et bagages ; je ne pouvais cependant pas non plus dépasser une certaine limite et je ne savais guère être aimable qu’en paroles : — j’espérais attraper ainsi la fin du mois que je devais passer à R*** et me retirer avec promesse de revenir, sauf à n’en rien faire. — Je croyais qu’à mon départ la belle se consolerait, et en ne me voyant plus, m’aurait bientôt oubliée.

Mais, en me jouant, j’avais éveillé une passion sérieuse, et les choses tournèrent autrement : — ce qui vous retrace une vérité très-connue depuis longtemps, à savoir qu’il ne faut jamais jouer ni avec le feu ni avec l’amour.

Avant de m’avoir vue, Rosette ne connaissait pas encore l’amour. Mariée fort jeune à un homme beaucoup plus vieux qu’elle, elle n’avait pu sentir pour lui qu’une espèce d’amitié filiale ; — sans doute, elle avait été courtisée, mais elle n’avait pas eu d’amant, tout extraordinaire que la chose puisse paraître : ou les galants qui lui avaient rendu des soins étaient de minces séducteurs, ou, ce qui est plus probable, son heure n’était pas encore sonnée. — Les hobereaux et les gentillâtres de province parlant toujours de fumées et de laisses, de ragots et d’andouillers, d’hallali et de cerfs dix cors, et entremêlant le tout de charades d’almanach et de madrigaux moisis de vétusté, n’étaient assurément guère faits pour lui convenir, et sa vertu n’avait