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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

béciles que l’on voit à plusieurs ; mais de là à cette brutalité insouciante et féroce qui fait la gloire des hommes il y a loin encore, et mon intention était de devenir un petit fier-à-bras, un tranche-montagne comme messieurs du bel air, afin de me mettre sur un bon pied dans le monde et de jouir de tous les avantages de ma métamorphose.

Mais je vis par la suite que rien n’était plus facile et que la recette en était fort simple.

Je ne te conterai pas, selon l’usage des voyageurs, que j’ai fait tant de lieues tel jour, que j’ai été de cet endroit à cet autre, que le rôti que j’ai mangé dans l’auberge du Cheval-Blanc ou de la Croix-de-Fer était cru ou brûlé ; que le vin était aigre et que le lit où j’ai couché avait des rideaux à personnages ou à fleurs : ce sont des détails très-importants et qu’il est bon de conserver à la postérité ; mais il faudra que la postérité s’en passe pour cette fois et que tu te résignes à ne pas savoir de combien de plats mon dîner était composé, et si j’ai bien ou mal dormi pendant le cours de mes voyages. Je ne te donnerai pas non plus une description exacte des différents paysages, des champs de blés et forêts, des cultures variées et des collines chargées de hameaux qui ont successivement passé devant mes yeux : cela est facile à supposer ; prends un peu de terre, plantes-y quelques arbres et quelques brins d’herbe, barbouille derrière cela un petit bout de ciel ou grisâtre ou bleu pâle, et tu auras une idée très-suffisante du fond mouvant sur lequel se détachait notre petite caravane. — Si, dans ma première lettre, je suis entrée en quelques détails de ce genre, veuille bien m’excuser, je n’y retomberai plus : comme je n’étais jamais sortie, la moindre chose me semblait d’une importance énorme.