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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Le déjeuner fini, tout en me curant les dents, j’eusse entrelacé quelques rimes hétéroclites en manière de sonnet, le tout en l’honneur de ma princesse ; j’aurais trouvé mille petites comparaisons plus inédites les unes que les autres, et infiniment galantes : dans le premier quatrain, il y aurait eu une danse de soleils, et, dans le second, un menuet de vertus théologales, les deux tercets n’eussent pas été d’un goût inférieur ; Hélène y eût été traitée de servante d’auberge, et Pâris d’idiot ; l’Orient n’eût rien eu à envier pour la magnificence des métaphores ; le dernier vers surtout eût été particulièrement admirable et eût renfermé deux concetti au moins par syllabe ; car le venin du scorpion est dans sa queue, et le mérite du sonnet dans son dernier vers. — Le sonnet parachevé et bien et dûment transcrit sur papier glacé et parfumé, je serais sorti de chez moi haut de cent coudées et baissant la tête de peur de me cogner au ciel et d’accrocher les nuages (sage précaution), et j’aurais été débiter ma nouvelle production à tous mes amis et à tous mes ennemis, puis aux enfants à la mamelle et à leurs nourrices, puis aux chevaux et aux ânes, puis aux murailles et aux arbres, pour savoir un peu l’avis de la création sur ce dernier produit de ma veine.

Dans les cercles, j’aurais parlé avec les femmes d’un air doctoral, et soutenu des thèses de sentiment d’un ton de voix grave et mesuré, comme un homme qui en sait beaucoup plus qu’il n’en veut dire sur la matière qu’il traite, et qui n’a pas appris ce qu’il sait dans les livres ; — ce qui ne manque pas de produire un effet on ne peut plus prodigieux, et de faire pâmer comme des carpes sur le sable toutes les femmes de l’assemblée qui ne disent plus leur âge, et les quelques petites filles que l’on n’a pas invitées à danser.

J’aurais pu mener la plus heureuse vie du monde,