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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

je fusse devenu un dieu. — Nous étions sortis tous les deux à cheval, moi sur mon cher Ferragus, elle sur une jument couleur de neige qui a l’air d’une licorne, tant elle a les pieds déliés et l’encolure svelte. Nous suivions une grande allée d’ormes d’une hauteur prodigieuse ; le soleil descendait sur nous tiède et blond, tamisé par les déchiquetures du feuillage ; — des losanges d’outre-mer scintillaient par places dans des nuages pommelés, de grandes lignes d’un bleu pâle jonchaient les bords de l’horizon et se changeaient en un vert-pomme extrêmement tendre, lorsqu’elles se rencontraient avec les tons orangés du couchant. — L’aspect du ciel était charmant et singulier ; la brise nous apportait je ne sais quelle odeur de fleurs sauvages on ne peut plus ravissante. — De temps en temps un oiseau partait devant nous et traversait l’allée en chantant. — La cloche d’un village que l’on ne voyait pas sonnait doucement l’Angelus, et les sons argentins, qui ne nous arrivaient qu’atténués par l’éloignement, avaient une douceur infinie. Nos bêtes allaient le pas et marchaient côte à côte d’une manière si égale, que l’une ne dépassait pas l’autre. — Mon cœur se dilatait, et mon âme débordait sur mon corps. — Je n’avais jamais été si heureux. — Je ne disais rien, ni Rosette non plus, et pourtant nous ne nous étions jamais aussi bien entendus. — Nous étions si près l’un de l’autre que ma jambe touchait le ventre du cheval de Rosette. Je me penchai vers elle et passai mon bras autour de sa taille ; elle fit le même mouvement de son côté, et renversa sa tête sur mon épaule. Nos bouches se prirent ; ô quel chaste et délicieux baiser ! — Nos chevaux marchaient toujours avec leur bride flottante sur le cou. — Je sentais le bras de Rosette se relâcher et ses reins ployer de plus en plus. — Moi-même je faiblissais et j’étais près de m’évanouir. — Ah ! je t’assure