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pu entrevoir derrière la vitre le délicat profil de la jeune fille travaillant à quelque ouvrage de filet.

Il fallait donc que ce nom lui eût été dit par quelqu’un. Mais par qui ?

Les cinq ou six personnes qui allaient chez M. Desprez étaient des gens de cinquante à soixante ans, d’anciens avoués retirés, des ex-notaires, hommes graves, mariés, pères de famille ou vieux garçons à gouvernante, qui ne dépassaient les ponts que dans les occasions solennelles, et n’avaient aucune accointance avec les princesses d’Opéra et de petits théâtres.

Le mystère restait donc impénétrable pour lui. Il ne pouvait avoir été trahi par aucun confident, car il s’était caché de son amour plus que d’un crime, comme d’un ridicule : ce n’est pas à Rudolph, à Demarcy, à Châteauvieux qu’il eût été se vanter de son amour platonique pour une petite fille de province ; — ces messieurs, qui professaient des doctrines très-positives sur cette matière, eussent poursuivi de rires inextinguibles et criblé de sarcasmes et de quolibets le malheureux cokney capable de sentiments si bourgeois.

Cependant le portrait de Calixte n’en était pas moins dans les mains d’Amine, et Dalberg la connaissait assez pour s’attendre à quelque scandale au cas que l’alternative posée par la lettre resterait sans réponse.

La situation était des plus embarrassantes. — Ne pas aller chez Amine, c’était s’exposer à toute la rancune de son orgueil blessé ; y aller, c’était trahir Calixte, cette chaste enfant dont tout à l’heure encore il pressait la main confiante. Que faire ?

Il hésita longtemps. Un véritable roué se fût décidé tout de suite, sauf à établir en cas de besoin une distinction subite entre l’âme et le corps, entre les passions du cœur et les caprices de l’esprit.